Article du Barricata N°14
Porter un tatouage n’est jamais anodin. Il engage pour la vie. Deux anecdotes historiques peuvent le rappeler. Nous sommes en 1807, Napoléon 1er nomme le
maréchal Bernadotte roi de Suède. Quelle consécration pour ce simple soldat, issu du peuple parisien et monté en grade au hasard des batailles. Le voilà roi !
Mais, alors qu’il tombe malade, sa cour suédoise le presse de se faire saigner le long du bras. Bernadotte rentre dans une colère noire, refuse de découvrir
son avant-bras. Acceptant enfin l’opération, il fait sortir tous les courtisans, saisit son médecin à la gorge et lui fait jurer de ne jamais dévoiler ce qu’il verra. Le médecin, tremblant,
accepte, remonte la manche et aperçoit un petit tatouage sur le coude : entourant un bonnet phrygien, l’inscription « MORT AU ROI ». Parvenu couronné, Bernadotte, maréchal d’Empire, roi de Suède,
voit soudain son passé de sans-culotte ressurgir.
Le tatouage est une marque indélébile de son passé, un stigmate que l’on doit assumer jusqu’à la fin. Il interdit la tricherie et les faux-semblants. C’est
aussi la forme la plus extrême du défi. Ainsi, en pleine terreur stalinienne, un détenu condamné au Goulag sibérien s’est clandestinement fait piquer sur le dos, un dessin représentant deux
cochons, l’un avec la tête de Lénine, l’autre avec celle de Staline, le cochon à tête de Lénine sodomisant Staline. Sans commentaires, chapeau l’artiste !
Le tatouage engage celui qui le porte. L’apogée du tatouage correspond sans doute, en occident, à la fin du XIXe siècle et au milieu du XXe siècle. Objet
complexe, malgré son apparente simplicité, il est à la fois un argot graphique, une autobiographie corporelle, un stigmate volontaire et un défi.
Un argot graphique.
Des peaux qui, au fil d’une vie, se couvrent de motifs apparemment convenus, mais qui ont en fait une signification symbolique, se répondent et
s’enrichissent les uns les autres et racontent des histoires, grivoises ou tragiques, drôles ou pathétiques. Le tatouage est un langage, un livre d’images pour adultes endurcis. C’est un langage
argotique accessible uniquement à ceux qui en connaissent les codes. Ainsi qui peut deviner qu’un point sur la troisième phalange de chaque doigt sauf le pouce signifie « le chemin du bagne »,
qu’un navire toutes voiles dehors crie en fait « l’espoir fait vivre » ? On pourrait multiplier les significations cachées de ces figures : hirondelles, poignards, trois points. Si certaines,
très obscures, ne sont accessibles qu’aux initiés, tel le falot, d’autres sont des rébus facilement déchiffrables. Moins le dessin révèle les douleurs passées, plus il semble accessible. C’est
donc un alphabet graphique, la combinaison des différents motifs créant un sens nouveau. Ainsi si trois points signifient « Mort aux vaches » et cinq points « seul entre quatre murs », la
combinaison des deux donne un sens légèrement modifié : « J’emmerde la police » et « Mort aux vaches ».
Mais cet argot trouve ses limites. Les policiers apprennent à vite à traduire ce langage, plus compromettant que des aveux, plus complet qu’un casier
judiciaire. Mais ce point importe peu. Nos tatoués ne cherchent nullement à se cacher.
Un stigmate volontaire.
Le stigmate est la marque laissée par les clous dans les paumes de Jésus (souvenez-vous, ce charpentier un peu exalté). Il témoigne de la souffrance endurée
pour sauver une humanité qui n’avait d’ailleurs rien demandé. A priori, rien de commun avec nos durs du XIXe siècle, mécréants et blasphématoires au possible. Et pourtant, les tatouages de
christs en croix sont très fréquents. Etonnant ? Pas vraiment ! Ce type de tatouage est une provocation supplémentaire. Jésus, adoré par la bonne société, est aussi, pour le Milieu, un criminel,
exécuté comme tel. Un frère de souffrance. « Comme lui, j’ai souffert », lit-on sous la plupart de ces figures. La symbolique du tatouage gravite autour de la souffrance du tatoué, souffrance que
lui inflige la société ou la « fatalitas », puis souffrance assumée lors de l’encrage, et enfin souffrance transcendée par les dessins, entre œuvre d’art et cri de rage. Jésus a accepté d’être
marqué pour sauver l’humanité. Le voyou a enduré la souffrance de l’aiguille pour défier, avec panache, ses semblables.
Le tatoué assume donc le défi de la fatalité, la souffrance du tatouage fait écho à la souffrance sociale. Persuadé que l’on n'échappe pas à son destin, les
motifs affirmant les coups du sort sont légions : « Souffre en silence », « fatalitas », « marche ou crève », entre autres.
Si le tatouage exprime une peine morale à travers une marque corporelle, il peut aussi en anticiper et en braver d’autres plus terribles encore. Attendant
la guillotine, les truands les plus endurcis se font tatouer sur le cou le célèbre « découpez selon les pointillés ». Vies sans espoirs, mais non sans audaces, se préparant à l’ultime épreuve. Ce
stigmate, peut aussi être décrypté comme un dernier exercice de liberté. Poursuivi par la fatalité, promis à la guillotine, le truand entend indiquer lui-même au bourreau où trancher. C’est lui
qui marque son corps. Même lors de l’exécution, il refuse de laisser ce privilège à la justice. Mais la plupart vivent assez longtemps pour raconter leurs vies, leurs espoirs et leurs peines à
travers leurs tatouages. Les corps encrés témoignent de toute une vie.
Une autobiographie corporelle.
Que laissera à la postérité un marin, un voyou ou un souteneur ? Qui se préoccupe de leur sort, de leur vie, de leur passé sinon la répression de l’Etat ? Ces gens des marges n’ont
d’autres biographes que les auditions, les rapports, les jugements et les casiers judiciaires. Leurs tatouages font écho et concurrencent la parole de l’Etat. Ils sont l’autobiographie corporelle
de ceux qui ne laisseront pas de traces dans l’histoire, pas de louanges en tout cas. Imprimée à jamais dans leurs peaux, cette histoire disparaîtra pourtant avec eux. Souvenirs de services
militaires, histoire de vengeances accomplies ou à venir, portraits de femmes et traits de personnalité, tout cela se lit sur les corps.
Epilogue, les années 1990, de « mort aux vaches » à « sauvez Willy ».
Si les anciens motifs existent toujours, une nouvelle sorte de tatouage est apparue à la fin des années 80. Il est aujourd’hui de bon ton, pour n’importe qui, d’arborer un petit « tatoo »
discret. Longtemps exclusivement défi et stigmate, le tatouage est devenu aussi un accessoire de mode, un bibelot ne prêtant pas à conséquence. Ces nouveaux motifs, dont l’emblématique dauphin
sur l’omoplate, n’ont plus aucune symbolique. De la souffrance ne reste que le moment bref de l’encrage, du reste moins douloureux avec les machines électriques. Dessins lisses, pour des vies
lisses, n’exhibant rien de la vie de son porteur, ils n’ont rien en commun avec les authentiques tatouages.