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  • : PEAUX-ROUGES Limoges
  • : Site d'information des Redskins de Limoges, collectif antifasciste informel et contre-culturel. Nous avons la conviction que si la première étape de la lutte antifasciste se joue bel et bien sur le terrain des idées, l'échéance suivante sera celle de la confrontation physique. Notre objectif est donc de sensibiliser les organisations et personnes à la nécessité de se préparer mentalement et physiquement contre le fascisme. mail: peaux_rouges@yahoo.fr
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22 décembre 2013 7 22 /12 /décembre /2013 15:10

 

Tout commence en septembre 1919, Gabriele d’Annunzio, célèbre poète italien décadent, artiste et musicien passionné, coureur de jupons, pionnier casse-cou de l’aéronautique, génie farfelu et héros militaire de la Première Guerre mondiale, à la tête d'une troupe de légionnaires -les arditi-, décide de partir à l'aventure et de s'emparer sur la côte Adriatique de la ville de Fiume en Yougoslavie (Rijeka en croate), afin de la rattacher à l'Italie.

 

Le contexte historique lui-même est complexe, Fiume est autonome depuis 1719, jouissant du statut de port franc par décret de Charles VI d'Autriche et de « corpus separatum » grâce à l'impératrice Marie-Thérèse. Fiume perd temporairement son indépendance en 1848 avec l'occupation de la zone par la Croatie et la retrouve en 1868 avec le Royaume de Hongrie. Au 19ème siècle, Fiume est peuplée en majorité d'italiens, mais aussi de croates et de hongrois ; les langues officielles sont le hongrois et l'allemand mais les correspondances commerciales se font généralement en italien qui est la langue parlée au quotidien par les habitants. Le dialecte local de la ville, dit « fiumien », est d'ailleurs une variante du vénitien, tandis que le dialecte des campagnes proches est une variante du croate, le tout se mélangeant lorsque ruraux et citadins se rencontrent. Fiume, en tant que ville métissée et culturellement riche (cultures venant du bassin méditerranéen, d'Occident et d'Orient), se dégage avec une identité locale fiumaine unique, descendant de la "romanité", partagée par toute la population.

D'Annunzio considère que le peuple italien a acquis sa conscience nationale (depuis les tentatives d'unité et d'indépendance républicaine de l'Italie par Garibaldi) dans l'épreuve de la guerre 14-18 et qu'il est en droit de se passer des élites et d'exiger la justice sociale. Or, c'est tout l'inverse qui se produit aux lendemains de la guerre, l'Italie est en proie à une crise et l'agitation révolutionnaire des ouvriers et des paysans y est forte, c'est le « Biennio Rosso » (à lire: « Italie 1919-1920, les deux années rouges : fascisme ou révolution ? » de Bruno Paleni).

Le peuple italien revient de la Première Guerre mondiale le cœur meurtri et chargé de revendications, il se sent trahi par une « victoire mutilée ». D'autant que la situation se complique avec à la fin de la guerre l'éclatement de l'Autriche-Hongrie. Fiume devient alors un enjeu majeur de la politique internationale avec des tensions entre serbes, croates, slovènes, italiens. L'Entente (France, Grande-Bretagne, États-Unis) veut la création d'un état tampon. Un désaccord entre l'Italie et la France conduit à une absence de statut clairement défini et Fiume passe de mains en mains. Finalement, les troupes britanniques et françaises débarquent et prennent le contrôle de la ville.

 

C'est dans cette situation de confusion et de colère des classes populaires italiennes que Gabriele d'Annunzio, déjà surnommé « Commandante », en manque d’aventures et profondément convaincu que les masses ne sont touchées et ne peuvent se soulever que par des actes héroïques et des exemples concrets, décide de prendre la ville de Fiume, contraignant les troupes d'occupation à se retirer, et de la donner à l’Italie en septembre 1919. Mais l’Italie refuse son offre généreuse, et le Premier Ministre le traite de fou. Vexé, D’Annunzio décide de déclarer l’indépendance et de voir combien de temps il peut tenir.

L'expédition de Fiume n'était pourtant pas spontanée, elle avait été préparée des mois auparavant, dès janvier 1919, et en avril d'Annunzio créait déjà la « Ligue de Fiume » destinée à « défendre contre la Société des Nations, tous les esprits aspirant à la liberté, tous les peuples tourmentés par l'injustice et l'oppression ». Le projet initial consistait à constituer un État indépendant englobant Fiume, l'Istrie et la Dalmatie.

 

L'œuvre du régime fiumain sous d'Annunzio

 

Car il s'agit bien là d'une « œuvre » telle que la décrivait d'Annunzio avec l'expérience d'un « ordre lyrique » et des « artistes au pouvoir ».

Presque tout dans le régime fiumain est pensé comme satire, dérision et ironie contre les systèmes de gouvernances existants. Avec un fort penchant pour les valeurs inspirées de Nietzsche, l'épopée de Fiume est un glaive tiré de son fourreau pour défier le monde bourgeois et sa conception démocratique. Il s'agit de détruire la « forteresse du pouvoir » et ses fondements idéologiques. C'est ainsi que Gabriele d'Annunzio obtient le titre suprême de Vate (« magicien-prophète ») et s'entoure d'anarchistes, de communistes, de syndicalistes, d'artistes, de légionnaires arditi, de républicains, de socialistes, de patriotes garibaldiens et de sympathisants du fascisme naissant. Une Constitution (ou charte) d'État indépendant connue sous le nom de « Charte du Carnaro » se met en place. Cette Charte est une synthèse entre le communalisme autogéré (issu de l'autonomie des cités au Moyen-Age), le corporatisme républicain (issu des conceptions de Garibaldi et de Mazzini) et le syndicalisme révolutionnaire (mouvement mythique basé sur l'autonomie des travailleurs). Fiume est sous "Régence italienne", son devenir politique au tavers de cette Charte serait en quelque sorte une République Sociale-Syndicale. D'Annunzio est notamment très proche d'Alceste de Ambris, un leader syndicaliste révolutionnaire italien qui sera un futur activiste antifasciste des Arditi del Popolo, avec qui il rédige la Charte et qui est en quelque sorte son premier ministre. La Charte reconnait "la souveraineté de tous les citoyens sans distinction de sexe, de race, de langue, de classe, de religion".

 

Outre le fait que la Charte se soit rendue célèbre pour avoir déclaré la musique comme principe fondamental d'État, elle instaure une société basée sur la puissance du travail. "Seuls les producteurs assidus de la richesse commune et les créateurs de la puissance commune sont les citoyens à plein titre". La modernité de la Charte ferait pâlir, encore aujourd'hui, certains régimes dits "démocratiques". On trouve dans le projet fiumain: l'instruction publique et laïque pour les citoyens des deux sexes, le droit de divorce, le droit de vote aux femmes, l'égalité des sexes devant la loi, l'égalité de salaires entre hommes et femmes, l'éligibilité des femmes à toutes les fonctions privées et publiques (une première), l'instauration d'allocations en cas de maladie ou d'accidents du travail, la retraite, le salaire minimum, l'assistance et la prévoyance sociales, la décentralisation administrative, la légalisation de l'homosexualité (une première encore!), la tolèrance de l'usage de stupéfiants, la tolérance du naturisme, la liberté religieuse, la liberté de conscience, la liberté d'opinion et de presse, la liberté de réunion et d'association etc... On discute et on débat de thèmes aussi « osés » pour l'époque que la libération de la femme, la libération face aux normes et morales, l'abolition de l'argent et des prisons. Les tracts et journaux locaux appellent à l'action pour libérer les individus, les classes sociales et les peuples opprimés. Il s'agit de régénérer la société, entrer dans une nouvelle phase de la politique italienne.

 

Le service militaire est obligatoire pour les citoyens des deux sexes afin de faire face aux menaces. On peut d'ailleurs lire dans la Charte du Carnaro: "En temps de paix et de sécurité, la Régence ne maintient pas l'armée mobilisée; mais toute la nation reste armée". Et évidemment, suivant l'aspect global de transformation, la Régence du Carnaro projette une réforme de l'armée légionnaire. Celle-ci doit être fondée sur le rapport de confiance et personnel entre le commandement et les hommes. La discipline doit émaner d'hommes libres. Le commandement est donc exercé par un conseil, copiant les "conseils de soldats"de la révolution allemande en 1918 et des soviet russes, dont les membres ne sont pas choisis en fonction du grade. Il s'agit de supprimer l'armée traditionnelle, supprimer les grades supérieurs, pour recréer les anciennes compagnies d'aventure de tradition italienne. L'exemple a suivre, c'est l'ardito, figure héroïque italienne de la Première guerre mondiale. Le soldat de "l'armée libératrice", (comme le dit d'Annunzio en présentant son nouveau réglement de l'armée), est "la flamme intélligente", la synthèse du courage physique et de l'énergie mentale, qui doit être laissée libre d'agir en pleine autonomie et dans le respect de l'individualité. C'est avec cette vision mythique de nouvelle armée, composée de soldats libres et aventuriers, que se crée "l'arditisme".

 

Au niveau politique et économique, le système fiumain prévoyait une société de conseil basé sur 9 corporations (la dixième représentait ironiquement la « corporation des individus supérieurs tels que les poètes, les héros et les surhommes »)...

C'est le premier système social « corporatiste », inspiré du syndicalisme (dont Mussolini reprendra plus tard le concept). Ainsi, les 9 corporations représentées sont : les ouvriers en industrie et en agriculture, les marins, les techniciens en agriculture et en industrie, les administrations et secrétariats privés, les professeurs et les étudiants, les avocats et les médecins, les fonctionnaires, les travailleurs des coopératives, les patrons.

Le pouvoir exécutif était, lui, divisé entre 7 ministres : Affaires étrangères, Trésor public, Éducation, Police et justice, Défense, Économie publique, Travail.

Le pouvoir législatif est pour sa part bicamériste, c'est à dire que le Parlement est divisé en 2 chambres distinctes : le « conseil des meilleurs » (élu au suffrage universel pour 3 ans, responsable de la législation des lois civiles, de la justice, de la police, des forces armées, de l'éducation, de la culture et du lien entre le gouvernement et les communes) ; et le « conseil des corporations » (60 membres choisis parmi les 9 corporations pour un mandat de 2 ans, responsables des lois concernant le commerce, les échanges et les affaires, le travail, les services publics, le transport, les travaux publics, les métiers dans le secteur du droit et du médical). Le système agit sans cesse en démocratie directe ou tout du moins participative, dans la consultation entre la base et les instances de décisions, la place publique redevient le forum où les affaires d'État sont exposées à la population.

 

Au niveau de la politique extérieure, Fiume est en contact régulier avec les révolutionnaires et syndicalistes italiens comme le syndicaliste Giuseppe Giulietti, secrétaire de la puissante fédération des travailleurs de la mer, l'anarchiste Errico Malatesta, le communiste Antonio Gramsci. Les sociaux-démocrates et socialistes modérés quant-à eux ne veulent pas être mêlés aux fiumains (qui seraient un danger pour la démocratie), la présence d'Alceste de Ambris, très critique de la social-démocratie y est pour beaucoup, malgré des propositions de mettre leurs journaux à disposition dans la cité de Fiume. La première action du bureau aux relations extérieures fut le parachutage de tracts et de propagande par avion au dessus de la place de l'opéra de Paris le jour des élections saluant « la 4ème République ». Mais surtout, Fiume se tourne vers la Russie soviétique pour trouver contact, soutien et appui. Lors d'une correspondance échangée avec l'anarchiste Randolfo Vella, d'Annunzio explique qu'il est pour « un communisme sans dictature » et que son intention est de faire de cette cité « une île spirituelle d'où puisse rayonner une action, éminemment communiste, en direction de toutes les nations opprimées ». Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le symbole de Fiume est un serpent formant un rond (ou se mordant la queue), symbole d'éternité, avec au centre les étoiles de la grande ours, repaire des marins, mais aussi appelée « la charrue étoilée » en tant que symbole de l'Armée Citoyenne Irlandaise, une milice d'autodéfense ouvrière composée de syndicalistes révolutionnaires et indépendantistes irlandais menée par James Connolly dès 1913 et asurant l'insurrection de Pâques en 1916 pour la libération de l'Irlande.

Dans les mémoires de Ludovico Toeplitz, membre du bureau des relations extérieures de Fiume, il est rapporté que celui-ci rencontra le commissaire du peuple aux affaires étrangères soviétiques Tchitcherine à Zurich ; et qu'un protocole d'accord de principe fut élaboré entre le Commandement de Fiume et l'URSS. Il consistait à ce que Fiume reconnaisse officiellement l'URSS (un an avant la reconnaissance de l'URSS par la Grande-Bretagne) d'une part ; et à ce que l'URSS reconnaisse Fiume sur la base du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes d'autre part. Mais les relations s'arrêtèrent après ça, les dirigeants d'URSS éprouvant une grande méfiance à l'égard de l'expérience « pas très sérieuse » de Fiume, bien que plusieures sources rapportent que Lénine en personne, au congrès de la IIIème Internationale, aurait surpris les délégués socialistes italiens affirmant qu'en Italie « il n'y a qu'un seul révolutionnaire : Gabriele d'Annunzio ».

Il est d'ailleurs à noter qu'en 1921, le tout jeune Parti Communiste Italien, avec Antonio Gramsci en tête, soutient et défend d'Annunzio et l'expérience de Fiume, comme peut en témoigner la revue communiste L'Ordine Nuovo. C'est d'autant plus vrai que lors du Congrès de Livourne en janvier 1921 (congrès socialiste où s'opère la scission communiste), les jeunes dirigeants communistes sont accusés de "bergsonisme" et de "dannunzianisme". 

Des contacts plus durables sont pris avec des représentants de peuples et nations sous domination impérialiste comme l'Irlande, l'Inde ou l'Egypte.

 

La vie à Fiume

 

La Marine (constituée de déserteurs et de marins anarchistes milanais) prit le nom d’Uscocchi, d’après le nom des pirates disparus qui vécurent sur des îles au large de la côte locale et dépouillèrent les navires vénitiens et ottomans. Les Uscocchi fiumains réussirent quelques coups d'éclat : de riches navires marchands italiens offrirent soudain un avenir à la République, de l’argent dans les coffres !

L'économie de Fiume était d'ailleurs basée sur une « économie pirate » dont la ressource principale était le don, que d'Annunzio avait résumé en la devise « j'ai ce que j'ai donné ». En effet, les rentrées d'argent gouvernementales ne proviennent pas d'impôts ou de taxes quelconques propres aux États « normaux »... mais des vols accomplis par les Uscocchi, ainsi que les offrandes généreuses de partisans et de donateurs anonymes. Ainsi, l'économie pirate de Fiume est basée sur un réseau de circulation de biens et de services, un réseau de sociabilité où ce qui compte ce n'est pas la valeur d'usage ou d'échange mais la valeur qui va créer du lien dans la communauté. Un vol, par abordage de navires marchands, redistribué ensuite à la collectivité, est un acte généreux qui va créer de l'émotion collective et donc du lien entre les hommes. Il ne s'agit pas de tirer du profit mais d'être utile à autrui, et cette utilité devient pour autrui de l'estime, de la reconnaissance qui se transformera également en utilité, en service mutuel et réciproque.

 

Artistes, bohémiens, aventuriers, anarchistes, fugitifs et réfugiés apatrides, homosexuels, déserteurs et réformateurs excentriques arrivent en foule à Fiume. La fête ne s’arrête jamais et les manifestations culturelles et artistiques sont à leur comble, comme en atteste l'association Yoga « réunion des esprits libres » (qui constitue la "gauche légionnaire"). Chaque matin, d’Annunzio lit des poèmes et des manifestes depuis son balcon, il réussi à faire naître une certaine contre-société avec sa contre-culture et sa contre-morale. L'idée de « fête permanente » a une importance décisive pour les « dirigeants » fiumains, c'est ce qui va suspendre le travail, suspendre les règles et le temps, transgresser la monotonie, elle répond au désir de transformer chaque instant de l'existence en une libération de l'esprit et de l'énergie. C'est également la volonté de créer une atmosphère de « vacances et de plaisirs collectifs » suite aux quatre années d'une guerre particulièrement meurtrière et du quotidien militarisé de Fiume. N'oublions pas que Fiume est en guerre contre tout le monde, ou presque, et que sa devise provocante est « Qui contra nos ?» (Qui contre nous ?) .

 

Enfin, Fiume marque le retour des tribuns populaires propres à la République romaine antique car, Fiume c'est aussi le laboratoire de nouvelles techniques de communication, descendant de traditions révolutionnaires et républicaines antiques, que les fascismes reprendront à leur compte. D'Annunzio en tant qu'éminent poète et orateur de génie, réussit à susciter l'émotion des foules et à en organiser les forces et les actions. Le « Commandante » excelle dans l'art de la communication, choisissant avec soin chaque mot pouvant provoquer de l'émotion. Il utilise le goût pour l'héroïsme, l'hommage aux morts et l'héritage antique d'un peuple historique, il a une capacité exceptionnelle à agir sur l'imaginaire collectif et à élever son auditoire dans un état de transe. La charge émotionnelle de ses discours vient également d'une cohésion avec un usage symbolique fort mélangeant art futuriste, dadaïsme, musique et arditisme militaire.

 

Mais en décembre 1920, quand le vin et l’argent viennent à manquer, quand la flotte italienne se montre enfin (Fiume par défiance et dérision avait déclaré la guerre à l'Italie) et balance quelques obus sur le Palais Municipal, personne n’a ni vraiment l’énergie, ni l'organisation nécessaire pour résister. Les légionnaires arditi de Fiume, avec d'Annunzio à leur tête, se rendent et marquent ainsi la fin de l'expérience fiumaine. La ville fut finalement rattachée a l'Italie en 1924. D'Annunzio se réfugie a Gardone Riviera près du lac de Garde, où il se livre a une critique des exactions de Mussolini. Dominique LORMIER rapporte dans son livre "Gabriele d'Annunzio, ou le roman de la Belle Epoque" que le Commandante a alors, en 1922, comme ambition de créer un "Parti du Travail" rassemblant des socialistes réformistes dissidents et les courants proches de De Ambris afin de former une coalition avec les démocrates-chrétiens au Parlement pour contrer les fascistes. Au même moment, Alceste De Ambris l'exorte à prendre la tête de troupes arditi restées fidèles aux valeurs de Fiume pour faire barrage à la l'avancée des fascistes. Aucun de ces deux projets ne verront le jour. D'Annunzio est victime d'un accident en aout 1922, au même moment où s'engage la défense de Parme avec les Arditi del Popolo et la Légion Prolétarienne Filippo Corridoni menée par Picelli et Alceste de Ambris. Les petites victoires locales se transforment en défaite sur le plan national. Bien que devenu président de l'association des arditi de Fiume, De Ambris est contraint de partir en exil en France après avoir été attaqué et harcelé dans la rue. Surveillé par la police fasciste, d'Annunzio se retire définitivement de la politique, pour n'en revenir que dans les années 1935-37 pour condamner viscéralement le rapprochement de Mussolini avec le nazisme.

 

D'Annunzio, précurseur du fascisme ?

 

Il faut reconnaitre que le sujet et le personnage font polémique, l'arditisme, le futurisme, l'interventionnisme, l'émergence du fascisme constituent un contexte et un état d'esprit très durs à comprendre et à cerner, mais il serait dommage en tant qu'antifascistes de ne pas évoquer cette polémique autour de d'Annunzio qui dit « d'Annunzio est le précurseur du fascisme ».

Ce qu'il y a de sûr, et c'est là où les historiens et les spécialistes du sujet et du personnage semblent s'accorder, c'est que, premièrement, Gabriele d'Annunzio est un individu cultivé et complexe qui n'avait pas d'idées arrêtées à part les siennes qu'il avait tenté de mettre en pratique à Fiume ; et que, deuxièmement, d'Annunzio a soutenu le fascisme au début puis s'en est éloigné. Ce qu'on doit analyser en tant qu'antifascistes c'est pourquoi il est considéré comme « précurseur » du fascisme et pourquoi il a été un temps un sympathisant du fascisme.

 

Pour cela, il faut bien saisir la mentalité patriote et républicaine de la révolution garibaldienne et des guerres d'indépendance menées pour instaurer la République en Italie dès 1848. Cette mentalité chez les partisans de Garibaldi était similaire à celle que pouvait l'être chez les jacobins après la révolution française, menant les guerres révolutionnaires patriotiques et expansionnistes, à la différence que la touche culturelle italienne est logiquement très prégnante pour les garibaldiens. Cette mentalité est patriote voire nationaliste (au sens de libération nationale contre la monarchie), guerrière et belliciste mais à but progressiste et républicain. D'Annunzio remarque que la bourgeoisie et sa conception démocratique ne sont qu'une nouvelle illusion faisant croire au peuple qu'il gouverne, mais que c'est tout l'inverse. Ce qu'il met en place à Fiume prouve qu'il est pour une République guerrière, de démocratie directe et populaire. Son inspiration lui vient de l'image de la République romaine antique ou de la période de la Convention en France ; et il se considère comme le poète d'une nation en arme. Les lectures de Nietzsche le confortent dans ses idées de puissance individuelle et collective.

Les révolutionnaires italiens partagent cet esprit de revanche . Ils veulent faire leurs preuves suite aux échecs de faire basculer la monarchie et de rentrer dans une ère nouvelle. C'est pourquoi l'interventionnisme de gauche, ceux qui étaient pour l'entrée de l'Italie dans le conflit mondial, est en Italie un phénomène influent et important, contrairement à la France ou à d'autres pays européens, où les révolutionnaires sont quasi-unanimement pour la paix et contre la guerre. En Italie, socialistes, anarchistes, syndicalistes révolutionnaires pensent majoritairement que la guerre permettra, premièrement, de détruire les empires centraux (Austro-Hongrois notamment), ce qui aidera à affirmer les positions républicanistes italiennes, et, deuxièmement, de déstabiliser les puissances européennes capitalistes et bourgeoises, qui pourrait ouvrir un angle de tir pour lancer la Révolution Sociale. Le tout début du fascisme reprend exactement tous ces points caractérisant un état d'esprit particulier à une époque donnée.

C'est pour ça qu'on retrouve nombre de révolutionnaires et de militant italiens de gauche sympathisants ou adhérents au fascisme naissant, car au tout début le fascisme n'est pas un mouvement homogène et centralisé, mais un mouvement de réaction contre l'ordre et la mentalité bourgeoise, contre les élites. Il ne faut pas oublier ou nier que nombre de militants antifascistes des Arditi del Popolo et des formations d'autodéfense prolétarienne, en Italie, ont d'abord été proche du fascisme dit « diciannovista » et « sansepolcrismo », ayant les caractéristiques d'un mouvement de gauche et progressiste dans le contexte italien, avant que celui-ci ne se transforme en mouvement impérialiste et dictatorial sous Mussolini. Toutes les revendications sociales présentes dans le programme du premier fascisme (suffrage universel, droit de vote des femmes, journée de 8h, salaire minimum, retraite ouvrière, pouvoir de décision des travailleurs dans l'entreprise, taxe sur le capital, séparation de l'église et de l'Etat et confiscation des biens des congrégations religieuses) ont été laissées de côté pour faire place à la politique de dictature anti-ouvrière, réactionnaire au service de la bourgeoisie que l'on connait par la suite. C'est une preuve que le fascisme tenta de séduire la classe ouvrière (et il tente toujours de le faire) par une apparence de gauche défendant ses intérêts, ce qui a pu éffectivement semer la confusion chez nombre de militants révolutionnaires sincères. Le cas d'un des leaders syndicaliste révolutionnaire italien, Alceste de Ambris, nous montre cette confusion: co-fondateur de l'Union Syndicale Italienne, il en est exclu pour ses positions interventionnistes, il entre au Fasci d'action internationale, proche d'un « fascisme de gauche », dirigeant de la politique instaurée à Fiume, il devient ensuite activiste antifasciste avec les Arditi del Popolo dans la Légion Prolétarienne Filippo Corridoni et fondateur de la Ligue Italienne des Droits de l'Homme, composante des antifascistes italiens exilés en France.

 

Pour Gabriele d'Annunzio, c'est le même schéma. Son soutien du fascisme est un soutien du début du mouvement : Mussolini a repris nombre de ses idées (corporatisme, techniques oratoires de mobilisation des foules) alors d'Annunzio y voit une sorte de reconnaissance de son travail expérimental et est séduit par l'idée d'avoir été utile à quelque chose de nouveau. Bien qu'il ne devienne pas antifasciste, alors qu'à l'inverse, nombre de ses camarades partis avec lui à Fiume comme Argo Secondari (anarchiste interventionniste, il est parmi les fondateurs de l'Association Nationale des Arditi d'Italie, puis fondateur des Arditi del Popolo) seront antifascistes radicaux, d'Annunzio prendra ses distances avec le fascisme et le Duce, et ne reprendra réellement position qu'au moment où l'Italie se rapprochera de l'Allemagne d'Hitler, pour dénoncer le nazisme et l'antisémitisme. D'Annunzio, alors retiré de la politique et entré à l'Académie Royale, développe une critique viscérale de la conception racialiste des nazis. Selon certaines source, la mort de D'Annunzio, victime d'une hémorragie cérébrale en 1937, serait le fait de Mussolini qui aurait donné l'ordre de le faire assassiner car ses positions antinazies commençaient à déstabiliser « l'unité » du régime fasciste concernant la politique extérieure. Ses funérailles nationales, organisées en grande pompe par Mussolini, sont l'occasion de ressouder le pays avec l'émotion collective suscitée par la mort d'un « grand italien »... ce qui est à ce moment là tout bénéfique pour Mussolini.

 

« Alors d'Annunzio précurseur du fascisme ? » Ce serait mentir que de nier qu'il inspira Mussolini à partir d'éléments mit en place à Fiume (qui n'avaient alors rien de fasciste), et qu'il éprouvait de la sympathie pour le fascisme au tout début.

« D'Annunzio fasciste alors ! ». Les historiens, les biographes et les spécialistes réfutent très majoritairement cette idée, considérant qu'on ne peut avoir un jugement aussi manichéen concernant un individu aussi complexe qui ne s'engagea jamais dans le fascisme et dont les idées restèrent figées sur l'expérience de Fiume et uniquement Fiume. Le fascisme a certes repris les mises en scène chorégraphiques et oratoires expérimentées à Fiume sur les foules par d'Annunzio, et d'Annunzio est fortement critiquable de part son silence et son manque de positionnement contre un régime fasciste et dictatorial, lui qui voulait un « communisme sans dictature ». Cependant, le fascisme n'utilise que les rites et les cérémonies où les masses s'identifient à un chef pour mieux lui obéir. Mussolini souhaite le fascisme comme l'instauration d'un nouvel ordre politique, où le chef d'un parti unique règne sur une société hiérarchisée par un État impérialiste et dominateur. A l'inverse, le mouvement fiumain de d'Annunzio souhaite un ordre lyrique capable de libérer les peuples et de libérer la créativité de l'individu en l'émancipant de toute forme d'aliénation et de morale. C'est bien là la distinction entre politique réactionnaire et politique progressiste. C'est bien là la distinction entre un ordre totalitaire et une utopie libertaire.

 

On ne peut comprendre le fascisme et l'antifascisme italien sans connaître et comprendre l'épopée de Fiume, l'état d'esprit et l'espoir que ça a suscité dans une Italie en proie à la frustration et au désir d'un changement radical.

 

 

A lire pour approfondir:

- "A la fête de la révolution, artistes et libertaires avec d'Annunzio à Fiume" de Claudia Salaris.

- "TAZ, Zone Autonome Temporaire" de Hakim Bey.

Fiume 1919-1920 : la dernière des utopies pirates
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